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La limite

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Ladrière, philosophe des mathématiques est l'auteur d'une oeuvre déterminante : Les limitations internes des formalismes, publiée en 1957. Il y étudie le théorème d'incomplétude de K. Gödel, d'A. Church et les travaux de G. Gentzen.

Sa critique du rationalisme montre l'inaccessibilité du projet d'un système formel autonome. Il initie une philosophie où la pratique de la pensée exprime une effectuation; cet engagement créatif de l'homme dans l'histoire.

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La limite

EXPOSE

Il étudie la signification du théorème de K. Gödel et de ses théorèmes apparentés dans la théorie des fondements des mathématiques. Ses exposés des systèmes formels, de la méthode axiomatique à la théorie de la démonstration en passant par la logistique lui permettent d'éclairer les limites des systèmes formels du fait de leur paradoxe. Il introduit à l'instar de K. Gödel la notion de métathéorie, soit ce procédé qui s'impose dès lors que les paradoxes délimitent les projets englobants de l'arithmétisation. 

Il poursuit cette œuvre par une étude complémentaire des théorèmes apparentés dont celui d'A. Church et la théorie des prédicats de S.C. Kleene jusqu'à commenter la définition sémantique de la vérité d'A. Tarski. Après cette revue qui récapitule les principales contributions scientifiques des dernières décennies qui précèdent sa thèse de 1957, il s'engage dans ses propres suggestions philosophiques. Celles-ci font apparaître une interprétation des faits de limitation, une phénoménologie des rapports entre intuition et formalisation et une expression des significations de ces limitations. Il annonce son engagement du fait de cette limitation interne du projet de D. Hilbert dès sa préface (1) :

" On ne peut faire abstraction du rapport de signification qui relie le modèle symbolique au domaine mathématique qu'il est chargé de représenter. Il y a un moment de l'interprétation qui ne peut être mis entre parenthèse. Le recours à la pure intuition du signe, telle que l'envisageait D. Hilbert, ne peut suffire."    

 

Cette somme fait donc synthèse des travaux de ces prédécesseurs et ce rassemblement acte de la révolution dans la théorie des fondements des mathématiques, puisqu'il est décisif que l'indécidabilité fragilise ce que les logiciens, les philosophes positivistes et les mathématiciens eux-mêmes considéraient comme une évidence; soit que la science des sciences était légitime du fait de l'autorité manifeste de ses axiomes. Or, il n'en est rien. L'axiomatique est insuffisante, les paradoxes attestent de ce fait des limitations internes et les systèmes formalisés ne peuvent se légitimer, non par la preuve de leur fondation, mais au mieux, par une projection ouverte en des systèmes ou des métalangages qui les embrassent, de telle sorte que leurs débordements, induits de leurs intuitions fondatrices, puissent devenir les objets d'une autre formalisation dans un second système; et ce sans espoir de clore l'exercice de leur formalisation.

 

Mais dans son œuvre, force est de constater un changement dans la méthode mise en œuvre. Il semble indiquer le chemin de ce que sont les métalangages et ces projections qui vont bien au-delà d'un simple prolongement des systèmes dans le continuum d'un langage qui demeurerait constant; celui de la codification et des conventions arithmétiques et logiques. En effet, son dernier chapitre ne recourt plus à l'exposé logique et mathématique qu'il utilise précédemment abondamment. Son propos est celui d'un phénoménologue qui fait acte de distanciation avec la pratique de la pensée mathématicienne. Elle devient pour lui l'objet d'une étude anthropologique selon des méthodes descriptives qui en appellent à des perceptions et une pratique qui introduisent des catégories nouvelles. Ainsi, après l'étude interne où J. Ladrière adopte les méthodes des mathématiques, il semble reprendre la manière de procédé qu'utilisa en son temps J. Lukasiewicz lorsqu'il fit l'examen critique de la logique d'Aristote dans Le principe de contradiction chez Aristote. Le résultat étant acquis, l'un et l'autre modifient leur position et ils adoptent alors une nouvelle posture; cette distance dont émerge un autre langage, une autre point de vue qui fait œuvre de métalangage afin d'interpréter et de signifier par-delà les limites de la première formalisation. Quel sens donner à cette ouverture ?



EXAMEN

Ses suggestions philosophiques procèdent d'une autre langage qui exprime une autre position; et celle-ci met un terme au projet de l'expérience mathématique, non à sa pratique. Cette expérience consistait à prolonger indéfiniment l'arithmétisation incluant les métalangages en pensant que ceci pourrait satisfaire l'incomplétude en préservant les seules règles et signes du premier langage arithmétique. Or, J. Ladrière acte des conséquences du fait de limitation qui rendent contradictoire ce projet dont l'inévitable boucle référentielle conduit fatalement au paradoxe, d'où l'incomplétude. Faut-il considérer que le terme même de métalangage invite de lui-même à élaborer un après le langage, soit d'autres formalismes, d'autres sémantiques et syntaxes; mais aussi un après le langage en dehors de ce dernier du fait des jugements de vérité qui implique l'être dans son existence et sa conscience appréciant les faits, les cohérences et les croyances qu'il fait siennes par l'expérience et le jugement.

 

il prend alors cette distance épistémologique avec la pensée mathématique. Au lieu d'en être un praticien perdurant dans son œuvre dont les finalités sont inatteignables du fait de la contradiction entre la visée de l'exercice même des mathématiques et ses limitations internes; il choisit d'examiner le mathématicien dans sa pratique, c'est-à-dire dans cette pensée formalisante, pour réfléchir cette pratique et la projeter au-delà d'elle même, en un métalangage qui puisse advenir et satisfaire, voire révéler, les exigences constitutives de la démonstration du théorème d'incomplétude.

 

C'est pourquoi il observe le mathématicien dans l'exécution de sa méthode. Consécutivement à cette distanciation, l'incomplétude devient manifeste puisqu'elle est consubstantielle de cette libération de l'emprise de la pratique mathématique qui ne se réfléchit jamais en dehors d'elle-même. Du fait de cette distance, des termes comme "pensée", "vie" ou "intelligence" (2) apparaissent et ils mettent les mathématiques dans cette situation de devenir elles-mêmes l'objet d'un autre exercice.

Il prend acte du distinguo essentiel entre contradiction, paradoxe et indécidabilité qui fait que la démonstration de K. Gödel ne réduit pas le langage formalisé à une expérience contradictoire et sans issue. Là encore, il prend acte du bénéfice de cette formalisation qui libère justement de la perception de la contradiction du langage (3) :

" La méthode formelle nous permet précisément de critiquer les pseudo-évidences du discours non formalisé et de mieux situer les frontières du contradictoire, en nous apprenant qu'elles ne se trouvent pas là où le discours non-formalisé nous invite à les trouver."

Mais cette démonstration qui atteste de l'indécidabilité du langage formalisé au titre des principes de l'arithmétique permet à J. Ladrière de dissocier des concepts qui avaient été précédemment confondus dont : raison, calcul, pensée et conscience puisque les mathématiques opèrent et diffusent dans les autres sciences cette certitude que tout est calcul, que seul le calcul prévaut et que sa règle fait loi sans autres lois. Or, jaillit de cet examen vigilant de l'incomplétude que le calcul est limité; et qu'il ne saurait être abusivement confondu avec la pensée (4) :

" Il y a plus dans la pensée que ce qui peut être enfermé dans les limites exactes du calcul."

Fort de cette distinction de la pensée et du calcul qui met un terme à l'objectif assigné à la science par R. Bacon, les suggestions philosophiques entérinent cette différence qui induit la présence d'un rapport, d'une relation et d'une expérience toujours à l'œuvre, donc inachevable; comme si la finalité n'était pas la réconciliation de la pensée et de son objet. La distance demeure (5) :

" Ceci fait apparaître d'une autre manière que la dualité de la pensée et de l'objet ne peut être abolie, que le système de l'intelligible ne peut être coupé de sa référence à une expérience, ne peut s'absorber dans une objectivité fermée."

Il développe une sorte de double vue du fait de son étude interne des mathématiques et de l'adoption de cette posture d'observateur de la pensée mathématique. Il s'autorise alors un double discours qui manifeste ces deux points de vue et dont l'équivocité apparente n'a rien de contradictoire mais tout d'une pensée autonyme qui compose entre un langage et un métalangage; et ce, en des expressions qui s'articulent en une dialectique fertile et créatrice. Le langage n'est pas à lui-même sa propre finalité parce qu'il communique et met en relation. Mais cette extension est elle aussi à comprendre, puisqu'elle dépasse la quête d'un formalisme strict (6) :

" Le système formel est-il entrainé dans une sorte de transgression indéfinie de ses limites, qui se manifeste de façon négative par les faits de limitation et de façon positive par la possibilité de construire des systèmes indéfiniment extensibles."

L'approche phénoménologique de l'expérience de la pensée mathématique exige alors de penser au-delà des mathématiques car il convient d'interpréter les faits de limitation et leurs conséquences en termes d'inachèvement du projet de formalisation et de structuration en des langages et métalangages.

 

ENSEIGNEMENTS

Cette radicalité des conséquences de l'incomplétude conduit à une rupture pour la pensée occidentale qui s'était bercée de l'espérance d'un exposé définitif et explicatif du monde dans un système total qui aurait rendu raison. Les systèmes philosophiques modernes des idéalistes allemands, les positivismes et néo-positivismes avaient à chaque fois tenté de rendre raison par la formalisation d'une pensée rationnelle et calculante. L'étude phénoménologique de la pensée mathématique entreprise par J. Ladrière apporte des enseignements nouveaux qui inaugurent des horizons. Trois enseignements se dégagent de ses suggestions, dès 1957; qui guideront ces méditations ultérieures : la nature du métalangage, la finalité de l'expression langagière, sa signification.

 

Premier enseignement, celui de la nature du métalangage dont il fait lui-même l'expérience dans ses suggestions philosophiques. Le métalangage est une alternative au prolongement routiniers des codifications parce qu'il invite à l'accomplissement d'un saut qualitatif en un langage qui laisse place aux jugements; parce que la théorie de la vérité renvoie à une pratique des jugements de vérité qui opèrent selon des conventions qui ne sont pas langagières : relation et communion des êtres dans leur conscience d'être et de partage des pratiques voire des contenus de leurs jugements singuliers qui font alors vérité pour eux; d'où l'importance de la compréhension de la définition sémantique de la vérité (7) :

" Il y a dans le projet originaire de la philosophie une volonté beaucoup plus vaste, plus résolue, et plus risquée, celle d'une instauration. Alors que la compréhension est remémoration, récapitulation, retour aux origines, archéologie, l'instauration est invention, anticipation, tension vers un avènement, eschatologie." 

Le métalangage répond à l'exigence des conclusions du théorème d'incomplétude où il s'agit de formaliser les références non-spécifiées du premier langage ou système, en un second qui s'en distingue; et ce, sans pour autant se limiter à l'adoption des seuls signes et règles du premier. De fait, cette instauration instille une création qui va à contre-sens de l'axiomatique qui cherche à fonder par rétrospection en postulant la consistance des principes puis la cohérence des développements en un langage réduit à une seule codification : l'arithmétique. Il inaugure donc une pensée ouverte aux jugements qui agissent en dehors du seul langage du fait des perceptions et des pensées qui le débordent et le nourrissent de l'expérience de l'être. C'est en cela que la phénoménologie de la limite manifeste la conscience d'être où celui qui pense ne s'oublie pas dans les signes et les règles d'une codification qui prétendrait se substituer à son auteur par sa négation.

 

Deuxième enseignement, celui de la finalité de l'expression langagière qui échappe à l'entreprise formaliste d'un langage universel totalisant. Ce second enseignement bouleverse les usages du langage puisqu'il établit que l'expression ne vise pas une codification cohérente rendant raison du fait de l'exactitude de son formalisme. Le paradoxe de B. Russell et l'incomplétude de K. Gödel obligent à considérer le métalangage à la manière d'un horizon créatif où devront se composer des expressions logiques et cohérentes à d'autres expressions de jugements ou autonymies qui auront pour finalité d'effectuer un travail de mise en relation à des expériences, des croyances, des pensées qui en appelle à la profondeur du langage en ce qu'il annonce, non instantanément; mais dans ce qu'il produit et provoque consécutivement à sa prise de connaissance. Le langage effectue, c'est-à-dire qu'il laisse à penser, qu'il initie et qu'il délivre ou construit son auteur et son lecteur dans ses effets. La pensée qui s'exprime engage l'être qui en est la source dans son existence où l'expression de la pensée est un acte, une pratique où l'homme est plus en jeu que ce qu'il énonce.

 

Troisième enseignement, celui de la signification où le philosophe s'interroge plus sur le fait de l'interlocution évoquée précédemment, que sur le langage pris isolément. La pensée qui déborde du langage instaure une relation à soi, aux autres et aux choses; elle témoigne d'une présence, d'une conscience d'être où l'installation d'un premier langage induit son second, puis un autre par extension qui se font la courte échelle sans jamais se retourner en une boucle autoréférentielle. Cette quête de la signification révèle cette conscience distanciée. En effet, elle s'intéresse au sens du langage qui permet cette interlocution plutôt qu'à la définition d'un contenu de langage qui ferait sens de lui-même, en toute autonomie. Cette mise en abyme est le signe de ce détachement qui résulte des enseignements de l'incomplétude pour J. Ladrière; eux qui entrainent cette élévation parce que la phénoménologie de la limite habite une posture constitutive de ces distanciations successives (8) :

" La pensée ne vient à elle-même que comme énigme, du fond d'une opacité à la fois toujours retranchée en son secret et toujours pénétrée cependant de l'imminence d'une clarté qu'elle ne cesse de promettre et qu'elle diffère désespérément. L'énigme prend simultanément la figure d'un héritage et celle d'une annonce... Le destin de la pensée se tisse dans cet entre-deux distendu entre l'horizon de l'origine et celui de l'eschaton."

 

Le risque de la distanciation est celui d'une libération de l'enfermement dans la codification d'un premier langage incapable de se révéler, de se clore sans devenir paradoxal et indécidable. Mais ce mouvement de libération  fait un pas de côté pour observer ce qui précédemment était la méthode universelle de pensée afin d'en faire l'objet d'une autre pensée selon d'autres méthodes. Il traduit là une opération de décentrage, un désir ou un appétit d'aller au-delà de l'enfermement logico-mathématique. Alors, l'expression de la pensée sera autonyme pour transcender l'équivocité, pour transporter le lecteur, voire l'auteur lui-même, du fait de la vocation anagogique de toute expression. Le langage n'est pas homogène et linéaire, il est invitation, mise en relation entre objets, jugements, pensées, règles et êtres qui poursuivent ensemble une finalité où s'effectue une œuvre qui les relie.

Mais faut-il s'intéresser à l'horizon, au sens de cette relation qui opère et fait advenir cette création commune qui émerge pas à pas ?

 

________

 

(1) J. Ladrière, les limitations internes des formalismes, édition Gauthier-Villars, 1957, page 9

(2) idem

" La méthode formelle ne dispensera pas la pensée mathématique de maintenir le contact avec certaines intuitions qui sont antérieures à la formalisation et que celle-ci peut seulement aider à clarifier."

" Si le système formel déborde ce que l'intuition du signe prétendait y reconnaître, c'est qu'il renvoie à une couche plus profonde de l'intuition qui se confond avec la vie même de la raison mathématique."

" Il n'est pas au pouvoir de l'intelligence mathématique de poser devant elle l'objet mathématique total, il n'est pas en son pouvoir non plus de se réfléchir totalement dans un modèle objectif qui exprimerait adéquatement son projet. Ces deux limitations sont solidaires et elles sont indiquées simultanément par les limitations que contient, à son niveau propre, la théorie des systèmes formels."

(3) idem, p.405

(4) idem, p.413

(5) idem, p.413

(6) idem, p.441

(7) Philosophie et politique, in Qu'est-ce que l'homme ? Philosophie/Psychanalyse, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint Louis, 1982, p.306 

(8) La philosophie et son passé, Durée et simultanéité, Revue philosophique de Louvain, 1977, p.333-334

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