top of page

Le principe d'individuation

DUNS SCOT.jpg

Franciscain, né au milieu du XIIIe siècle, mort en 1308. Il s'oppose à la pensée du dominicain Thomas d'Aquin et élabore une doctrine qui lui vaut le surnom de Docteur Subtil caractérisée par deux notions. Une doctrine originale de l'univocité et le concept d'individuation qui ouvre vers sa métaphysique de la singularité.

La question de l'individuation demeure d'une très grande actualité puisqu'elle cherche à établir une continuité entre les lois et les modèles ou les formes et les existences singulières des êtres dans leur matérialité et leur présence mondaine. 

Vieux amis
livre ouvert
L'examen d'une X-Ray
Tenant un livre

L'individuation ou l'alternative de la singularité incommensurable

PRESENTATION

Les outils conceptuels en usage à son époque sont ceux hérités de la tradition aristotélicienne dont Thomas d'Aquin avait tenté précédemment de faire la synthèse avec l'héritage de la tradition évangélique.

 

Les êtres sont composés de matière et de forme constitue le cadre fondateurs de la pensée aristotélicienne qui guide les réflexions des théologiens médiévaux. Or, le questionnement de Duns Scot vise à élucider une difficulté inhérente à cette distinction entre la matière indéterminée et la forme universelle qui s'unissent dans des êtres particuliers.

Faut-il considérer ces êtres comme le résultat d'une contingence et leurs spécificités comme autant d'imperfections de la réalisation du modèle logé dans la matière ? Une telle hypothèse induit toutes les considérations de l'école platonicienne jusqu'à Plotin et son influence sur les penseurs chrétiens. Le célèbre Traité des deux matières des Ennéades de Plotin atteste de ces tentatives d'expliquer et de concilier la théorie des idées et des formes à celle de la matière où les êtres particuliers peuvent alternativement être jugés comme les ombres contingentes des idées jusqu'à contester leur réalité, ou bien comme des réalités d'expériences si indubitables que les idées ne sont que des fictions abstractives, celles-ci étant obtenues par l'expression de ces définitions d'ensemble qui réunissent des êtres particuliers. Deux mondes, intelligible et sensible sont à réconcilier.

 

Cette alternative ouvre un débat dans lequel, tantôt l'idée s'impose en déniant à la matière d'être, tantôt l'être particulier, et avec lui la matière, en déniant à l'idée d'être. Dans un cas l'être est au-delà du monde visible; dans un autre, rien d'invisible ne saurait expliquer les réalités physiques. Soit les apparentes réalités diverses le sont par accident, soit ces mêmes réalités sont des certitudes d'expérience qui ne reproduisent ni ne visent une forme idéale qui leur préexisterait.

Et ce débat nourrit indéfiniment les querelles entre les écoles matérialiste, nominaliste, empiriste, rationaliste et idéaliste.

 

Le principe d'individuation exprime donc une position subtile, un point d'équilibre où l'être et les êtres sont préservés. L'heccéité détermine la matière et la forme positivement dans l'individu (1). L'individuation est cette réalité d'être qui se présente hic et nunc dans toute sa singularité d'être et sa propre perfection; et non dans la démultuplication contingente et imparfaite de l'idée en des exemplaires dont la nécessité resterait à démontrer. L'homme n'est pas une unité idéale dont les représentants seraient des copies contingentes, mais il est unique et tend vers sa propre perfection; et ceci pour chacun pris pour lui-même.

 

Ce principe s'appuie sur l'univocité de l'être selon lequel, à chaque nature d'être lui correspond une unité propre et bien réelle. Toute la subtilité consiste à préserver la certitude de la réalité des choses qui les font être individuellement tout en les unissant les unes aux autres par leur relation. Là, la théologie scotiste concilie l'unité des êtres et l'existence de l'Etre. Elle affirme tout à la fois la distinction et la relation sans lesquelles ce point d'équilibre ne saurait perdurer.

 

QUESTIONS

Toute la subtilité, voire la fragilité des raisonnements scotistes tient à cet équilibre instable qui compose avec ce matériau conceptuel aristotélicien, très différent de l'autre source d'inspiration qui fonde autant la quête thomiste que scotiste de réconcilier matière et forme dans la réalité d'expérience dont la certitude n'est pas contestable, tant pour le dominicain que pour le franciscain : l'Evangile.

Deux questions méritent ici d'être éclairées :

Que posent les concepts de l'idée-forme et de la matière-informe ?

Quelles sont les sources du jugement de vérité chez Duns Scot ?

 

Question 1 :

Que posent les concepts de l'idée-forme et de la matière-informe ?

 

A la suite de Thomas d'Aquin, Duns Scot manipule le matériau conceptuel aristotélicien pour s'en délier et exprimer les vérités primordiales d'inspiration chrétienne. Les concepts antiques résultent d'une analyse qui mène à une séparation logique des deux mondes où l'un ne peut subsister selon les termes de l'autre, d'où cette alternative dialectique insoluble aux contradictions inhérentes à chacune des écoles de pensée qui s'abandonnent à raisonner dans le cadre restrictif de ces deux concepts antithétiques d'idée et de matière.

Ces deux concepts résultent de cette atomisation logique où chaque terme trouve sa pleine cohérence dans la consistance et la complétude du développement qui l'exprime; or, le chrétien ne peut se résoudre à accepter la dialectique qui s'ensuit.

 

Duns Scot n'admet pas que l'être singulier puisse résulter, soit d'une imperfection de l'idée, soit d'un ordonnancement empirique de la matière sans modèle ni finalité selon les hasards démocritéens. Ni l'idéalisme platonicien, ni le matérialisme de Démocrite ne sont compatibles avec la vérité d'inspiration chrétienne. Ainsi, le point d'équilibre scotiste n'est pas un compromis entre les termes de la dialectique : idée - matière. L'individuation n'apparait pas par accident, elle n'est pas contingente. Par avance, Duns Scot répond au rationalisme de Descartes puis de Leibniz pour lesquels, l'unité prévalant sur la pluralité accidentelle, deux êtres dissemblables le sont a minima en vertu de leur position selon le principe de l'identité des indiscernables. L'individuation résulte d'une création originale, de cette heccéité positive qui fait que chaque être est unique, d'où la primauté de l'univocité de l'être qui n'a pas sa source dans la philosophie antique (2).

 

Question 2 :

Quelles sont les sources du jugement de vérité chez Duns Scot ?

 

L'entité positive d'individuation ne s'induit pas des concepts aristotéliciens. Le rapport entre l'Un et le multiple conduit à la procession des hypostases de l'Un dans la tradition plotinienne et gnostique, où le multiple procède d'une chute. A l'inverse, l'agrégation atomique hasardeuse des démocritéens élimine les formes et les finalités sans perspectives ontologiques. Quant à Aristote, il tient un point d'équilibre du fait des catégories qui font la jonction entre logique et ontologie.

 

Mais la certitude de l'univocité des êtres singuliers trouve sa légitimité en dehors de cet exercice philosophique. La preuve ultime de l'univocité  et de l'individuation tient à l'existence en acte de celui qui vient témoigner que l'être est parmi les êtres, par son incursion dans l'histoire. Cette certitude est celle de l'Incarnation (3). Elle atteste de l'existence des êtres singuliers du fait de la présence au milieu de ces êtres, de Celui  qui est comme eux, mais Dieu. L'individuation est d'abord une conséquence de cette Révélation où l'homme se découvre dans son unicité à la condition de se reconnaître dans l'Incarné qui vient lui annoncer, par son existence, que chaque homme est un être singulier et unique.

 

Il est souhaitable de ne pas délier les raisonnements philosophiques de leur origine théologique dont les jugements de vérité proviennent de la compréhension de l'Incarnation. Hors de cet arrière-plan, la pensée scotiste risque de s'infléchir pour un lecteur qui ferait abusivement prévaloir le seul raisonnement, indépendamment de cette inspiration fondatrice. Le principe de réalité, cher aux franciscains, inclut cette acceptation de la vérité de l'Incarnation parce qu'elle est un fait d'expérience pour les contemporains de Jésus.

 

De ce fait, le jugement de vérité ne se construit pas selon les règles rationnelles de la seule logique, mais à partir de cet acte de foi raisonné qui reconnait le fait de l'Incarnation portée par la parole évangélique. Là est la source de l'univocité.

 

 

PERSPECTIVES

L'individuation ouvre deux perspectives qui invitent à interroger les certitudes posées par la pensée moderne et contemporaine Occidentale. La première est celle de l'interdépendance de l'acte de foi et de l'acte de raison; la seconde est celle de l'incalculabilité des êtres soit l'irréductibilité du monde aux mathématiques.

 

Première perspective. L'individuation procède d'un enseignement qui échappe à l'œuvre de la seule raison et d'une méthode réflexive. Elle interpelle toute pensée rationnelle autonome qui appliquerait une méthode égologique : introspection, phénoménologie ou logique dont l'analycité détourne nécessairement du monde au profit d'un unique exercice de la pensée rationnelle en quête de son autodétermination par l'expression d'une axiomatique analytique. L'affirmation de l'individuation ouvre l'horizon d'une hétéronomie primordiale qui suppose l'accueil d'un enseignement qui préexiste radicalement à l'être individué lui-même. Duns Scot induit l'individuation de l'Incarnation signifie que le raisonnement philosophique s'exerce dans un continuum où la raison agit dans la foi qui lui est antérieure.

 

Or, cette perspective de la foi initiale, fondatrice et inspiratrice est une figure à laquelle n'ont pas échappé les philosophes contemporains puisque B. Russell, A.N. Whitehead, L. Wittgenstein, N. Wiener mais aussi K. Gödel et plus encore A. Tarski ont tous indiqué cette ultime nécessité de fonder la raison dans un "acte de foi en". La figure du raisonnement  permettant de poser l'être singulier, quel qu'il fut : unités symboliques, logique ou arithmétique ou unités ontologiques, être ou matière ne saurait se réaliser sans cette émergence de la conscience d'être et de poser des êtres.

 

La raison et la foi seraient interdépendantes, comme dans ce miracle médiéval où existe cette conjonction entre une foi en l'Etre et en l'homme, d'une certitude de la continuité de l'expérience à la connaissance dont les moyens diffèrent mais se complètent parce que parties positives d'une œuvre d'élévation.

 

Deuxième perspective. La distinction positive des êtres induit que jamais aucun calcul ne rendra compte d'une création qui advient dans l'unicité des êtres. Elle exprime une infinité de critères et une infinité de variables pour cette infinité de critères. Cette abondance créative échappe à tout dénombrement. Il n'y a pas de calcul de la singularité. L'infinité des êtres est l'expression d'une création continuée qui ajoute de la création.

 

La radicalité de l'individuation pose en fait l'inégalité du monde en acte dans le temps. Cette asymétrie temporelle résulte de cette création d'êtres accomplissant des œuvres positives, nouvelles et irréductibles à des égalités successives et continues. Le monde n'est pas mathématisable, sauf à nier l'irréductibilité de l'individuation.

 

Or, l'interprétation de l'individuation pourrait conduire à l'apologie de l'autonomie des êtres et des entités logiques, dès lors que le lecteur omettrait la théorie de la relation et la source théologique qui la fonde. C'est ce qu'accomplirent les nominalistes et G. d'Occam. 

________

 

(1) Duns Scot

"Nous éprouvons en nous-mêmes, que nous pouvons concevoir l'être sans le concevoir comme telle substance ou tel accident que voici, car on ne sait pas quand  on conçoit l'être, s'il s'agit d'un être en soi ou dans un autre. Nous concevons  donc d'abord quelque chose d'indifférent aux deux, et nous trouvons ensuite que l'un et l'autre sont immédiatement inclus dans un terme tel que le premier concept, celui d'être y est compris."

In Questions de métaphysique

(2) Duns Scot

"Il est impossible que la substance soit individuée par un quelconque accident, c'est-à-dire qu'elle soit divisée en parties subjectives par quelque chose qui lui viendrait du dehors, et par qui elle serait "celle-ci" et ne pourrait pas être "celle-là"."

In Principe d'individuation

(3) Duns Scot

"De toutes les entités principalissimes, c'est l'individu qui répond le plus à l'intention de Dieu."

In Principe d'individuation

bottom of page