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L'intuition d'ordre et sa symbolisation

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Whitehead, mathématicien et logicien, professeur de B. Russell, s'inspire des avancées des sciences : algèbre, logique, physique, épistémologie pour forger une philosophie unificatrice de ces savoirs. En cela, précurseur de la pensée holistique, il est le fondateur de la théologie du procès ou dynamisme créateur de Dieu.

Il rassemble cette pensée scientifique et métaphysique dans son dernier ouvrage :

Procès et réalité en 1929.

feuille de fougère
livre ouvert
L'examen d'une X-Ray
Tenant un livre

L'ordre, sa symbolisation et la théologie du procès

EXPOSE

A.N. Whitehead formalise la théologie du procès (processus) à partir des enseignements des sciences logiques, mathématiques et physiques les plus récentes de son temps. Mais il développe aussi une interprétation de l'histoire des sciences occidentales et modernes qui l'oppose au positivisme naïf de ses contemporains.

Il s'attache à dénoncer l'incohérence de la théorie de la bifurcation selon laquelle il existerait une séparation entre la connaissance, ses symboles et la nature. Pour lui, l'unité du monde ne saurait laisser place à une irréductible opposition entre la substance et l'idée, entre le monde et sa représentation (1). En cela, il s'oppose au substantialisme hérité d'Aristote et préfère soutenir l'intuition moniste d'un monde qui ne se divise pas (2). En excluant la dualité entre la matière et l'esprit, A.N. Whitehead en tire une théorie de la connaissance où celle-ci participe de cette unité du monde en accomplissant son œuvre.

Or, une telle position l'amène à consacrer l'intuition d'ordre qui préexiste dans la démarche scientifique puisque cette dernière rapproche des réalités et des modèles qui les décrivent. L'ordre est alors immanent aux choses dont l'esprit participe à la description en exprimant ses symboles qui sont eux-mêmes dans la nature parce que l'esprit n'est pas en dehors de ce monde (3). Mais cette théorie de la connaissance le conduit à expliquer son caractère dynamique pour au moins deux raisons. D'une part, parce que l'histoire des sciences atteste que la science se crée au fil des siècles. D'autre part, parce que ce qu'elle décrit est en mouvement, à commencer par cette matière qui n'est pas une substance éternelle mais bien un événement dont A.N. Whitehead décrit le caractère dynamique. L'ordre ne se confond pas avec des règles figées d'un monde immobile, mais il est la manifestation d'un monde en cours de création du fait des dynamiques qui traversent à la fois, la connaissance et son objet (4).

Une telle conception de l'ordre induit qu'à un instant donné, la science n'est pas toute la connaissance. Plus encore, ce monde en mouvement ne se laisse pas décrire dans sa totalité selon les seules règles de la connaissance expérimentale puisque celle-ci ne saurait suffire à décrire un monde orienté vers un futur qui ne se détermine pas plus de bout en bout que la connaissance ne se laisse enfermer dans un ordre ignorant de cette création de la nature. C'est pourquoi A.N. Whitehead acte des limites de la symbolique qui actualise un savoir en laissant à côté de lui, un monde qu'il ne décrit pas (5).

A.N. Whitehead opère ici un basculement, puisqu'il s'appuie sur cette insuffisance de la science expérimentale pour lui adresser deux critiques. La première vise son ignorance de son intuition d'ordre qui précède l'exercice de l'induction (6). La seconde vise la démarche expérimentale dans l'histoire occidentale, héritière d'un ordre qu'elle véhicule en oubliant qu'elle lui doit ses hypothèses métaphysiques de l'ordre du monde, à expérimenter et décrire (7). Sous les deux aspects de l'historicité et de la logique, AN. Whitehead étaye sa critique d'une science incomplète, si elle se prive d'une approche holistique alors créatrice d'une vue d'ensemble de cette unité du monde et de sa symbolique.

 

EXAMEN

Les positions d'A.N. Whitehead constituent un ensemble qui commence par la réfutation de la bifurcation, dont il déduit l'affirmation de l'ordre, qui lui-même fait ressortir la dynamique du monde incluant sa connaissance, à partir de laquelle s'accomplit l'exigence holistique d'une pensée intuitive, en complément des modèles symboliques : la théologie du procès.

A cet égard, A.N. Whitehead semble avoir intuitionné les limites internes des mathématiques, pris la mesure des limites des langages formalisés et entrepris d'édifier une philosophie, soit un discours en complément des principes de la raison identitaire, alors indispensable à l'édification d'une pensée rationnelle consciente de son rapport au symbole et à l'intuition, soit de sa composition entre la croyance intuitive et la raison symbolique.

En effet, il observe que " sans une certaine régularité des phénomènes , toute mesure serait impossible. Dans notre expérience, la répétition est essentielle à la notion d'exactitude." (8). La connaissance scientifique ne s'accommode pas d'un monde en cours de création dont il ne saurait décrire les créations, sauf à prendre la mesure de la contribution des modèles à leur compréhension. C'est pourquoi, quoique mathématicien, A.N. Whitehead prend ses distances avec la stricte quantification pour retenir la signification des rapports émanant d'un modèle (9).

Toutefois, il n'évite pas la question du terme de la régression infinie en logique et en physique. Tout en exprimant les limites des mathématiques, il pose les limites de la régression en physique à la manière d'une croyance qui ne peut se résoudre à l'indétermination insensée d'une quête indéfinie d'un objet qui serait toujours fuyant. C'est pourquoi il indique " nous nous trouvons confrontés à la question de savoir s'il existe ou non des organismes primaires, unités dernières au-delà desquelles l'analyse ne peut aller. Il semble fort improbable qu'il puisse y avoir une régression infinie dans la nature." (10). Or, dans cette hypothèse, quelque soit la définition, il existe un substrat, un support, une matière informe, une virtualité ou un réceptacle et A.N. Whitehead décrit cette substance selon la loi de mouvement pour en dire qu'elle est composée d'événements instantanés en interrelation. 

 

Ce mouvement se retrouve dans la connaissance qui ne peut se figer en un symbole qui actualiserait la connaissance, l'épurant des intuitions initiales en un système logique. A.N. Whitehead prend acte de ce rapport permanent d'une intuition et d'une formalisation qui coexistent. Seulement, l'exigence d'élucidation va au-delà des seules possibilités de l'expérience dont les limites ne peuvent satisfaire les possibilités spéculatives. C'est pourquoi le scientifique se transforme en philosophe puis en théologien, au sens de celui qui rassemble les savoirs et les projettent par-delà leur spécificité propre (11).

Son inspiration de la théologie du procès provient de cette synthèse des sciences et de leur unité en un savoir dont A.N. Whitehead rappelle qu'il est nécessaire à l'analyse, le précédant en fait dans l'intuition d'ordre qui fonde l'analyse dans sa pertinence et l'interprétation qu'on en fait (12).

 

In fine, toute la pensée d'A.N. Whitehead semble indiquer qu'une unité du monde nécessite de s'élever par la synthèse à la compréhension moniste qui s'éloigne de la division, de la diversité, de la multiplicité et de l'analyse des expériences qui sont toujours fragmentaires, incomplètes et parcellaires. Y a-t-il alors une réelle nouveauté dans cette théologie du procès, par rapport à la pensée moniste d'un Plotin pour qui l'Intelligence est la première hypostase de l'Un et dont la chute-création du monde relève d'une procession, soit d'un mouvement ?

 

ENSEIGNEMENTS

Il existe une similitude de pensée entre le mouvement décrit par Plotin et celui décrit par A.N. Whitehead. Leurs modèles de pensée s'accordent sur des points essentiels. L'intuition d'ordre en une unité du monde qui caractérise le monisme du mathématicien est semblable à l'affirmation de l'Un plotinien vers lequel il convient de tendre par une conversion qui entreprend d'échapper à l'expérience dans ce qu'elle a de faux-semblant, du fait d'être le résultat de la surabondance de l'Un dont procède l'Intelligence, l'âme; en cette procession, tout à a fois création du monde et chute dans la multiplicité dont chaque partie est imparfaite, reflet de plus en plus lointain de l'Un. Dans sa théorie de la connaissance, A.N. Whitehead pose le primat des intuitions premières qui s'expriment en des systèmes partiellement formalisés - les sciences - dont l'unité exige de les rassembler par l'intuition de cette synthèse qui permet de donner sens à chacune des analyses. Les rapports signifiants qui existent dans les modèles mathématiques sont étonnamment proches de l'harmonie plotinienne, elle-même inspirée de Platon.

 

Il existe une seconde similitude entre la théorie des deux matières exposée par Plotin dans les Ennéades et la définition des événements instantanés d'A.N. Whitehead (13). Dans les deux cas, il existe un rapport de l'unité élémentaire à l'unité première et il existe un rapport entre la permanence et le mouvement qui se composent en cette procession-conversion qui est la seule explication possible de l'intuition d'ordre au milieu d'un monde d'expériences multiples et changeantes. Cette réconciliation moniste, A.N. Whitehead l'emprunte à son prédécesseur.

 

Enfin, la dernière similitude tient à la nature même de cette théologie du procès et à la définition de Dieu qui s'ensuit. L'intuition d'ordre fonde la science dans son entreprise. Mais les sciences ne peuvent réaliser une connaissance qu'à la condition de se transcender en cette unité spéculative qui se détache du champ d'expérimentation de chacune d'elle. La méditation semble se concentrer alors sur le sens même des mathématiques, sur la signification des rapports et de leur prégnance dans le monde. Les mêmes figures de pensée hantent A.N. Whitehead et Plotin. De ce fait, leur Dieu est  immanent à la nature dans laquelle il se crée et s'accomplit, nulle part et partout selon l'expression plotinienne. L'Un plotinien ne semble pas différer du Dieu de la théologie du procès. Ce panthéisme n'a alors rien de bien nouveau, et la synthèse des sciences opérée par A.N. Whitehead n'a rien engendré de particulièrement novateur. Le mouvement serait-il illusoire ?

 

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(1) "Une autre manière de formuler cette théorie, à laquelle je m'oppose, consiste à bifurquer la nature en deux subdivisions, c'est-à-dire la nature appréhendée par la conscience et la nature qui est la cause de cette conscience." Le concept de nature - Traduction J. Douchement - Edition Vrin - p.68

(2) "L'esprit et le point de rencontre entre ces deux natures, la nature causale ou influente et la nature apparente ou effluente." p.68 

(3) "Il ne peut exister de science vivante sans une profonde foi instinctive en l'existence d'un ordre des choses, et en particulier d'un ordre de la Nature." La science et le monde moderne - Traduction P. Couturiau - Edition du Rocher - p.20

(4) " Le concept de l'ordre de la nature est lié à celui de la nature en tant que lieu d'organismes en cours de développement." p.95

(5) " Une abstraction n'est rien d'autre que l'omission d'une partie de la vérité. L'abstraction est bien fondée quand les conclusions qu'on en tire ne sont pas viciées par la vérité omise." Il poursuit quelques page plus loin :

" Or, toute abstraction néglige l'incursion des facteurs omis dans les facteurs retenus." La fonction de la raison - Traduction P. Devaux - Editions Payot - p.182, 187

(6) " L'induction présuppose la métaphysique. En d'autres termes, elle repose sur un rationalisme antérieur. Vous ne pouvez pas avoir de justification rationnelle de votre recours à l'histoire tant que votre métaphysique ne vous a pas assuré qu'il y a une histoire à laquelle recourir; de même, vos conjectures relatives au futur présupposent le savoir qu'il existe un futur déjà soumis à certaines déterminations. La difficulté consiste à donner un sens à ces idées. Mais à moins d'y avoir réussi, vos inductions relèvent du non-sens." La science et le monde moderne - Traduction P. Couturiau - Edition du Rocher - p. 62

(7) " La science demeurera avant tout une réaction antirationaliste, se fondant sur une foi naïve. Elle a emprunté sa dialectique aux mathématiques - vestige du rationalisme grec adhérant à la méthode inductive. La science répudie la philosophie. En d'autres termes, elle ne s'est jamais souciée de justifier sa foi ni d'expliquer son sens; elle est restée indifférente à sa réfutation par Hume." p.33 

(8) p.50

(9) " Il y a donc - outre les questions quantitatives - des questions de modèles essentielles à la compréhension de la Nature. Sans la présupposition d'un modèle, la quantité ne détermine rien. La quantité elle-même n'est en effet rient d'autre qu'une analogie de fonctions dans des modèles analogues." La fonction de la raison - Traduction P. Devaux - Editions Payot - p.187

(10) La science et le monde moderne - p.128

(11) " Le salut du monde a été dans la spéculation abstraite, une spéculation qui faisait des systèmes et puis les transcendait, spéculations qui se sont aventurées jusqu'aux extrêmes limites de l'abstraction. Fixer des limites à la spéculation, c'est trahir l'avenir." Ce qu'il explicite un peu plus loin :

" C'est pourquoi une cosmologie doit prendre en considération les facteurs qui n'ont pas été embrassés de façon adéquate dans une science. De plus, elle doit inclure toutes les sciences." La fonction de la raison - p.154, p.155

(12) " Sans une compréhension métaphysique totale de l'Univers, il est difficile de comprendre aucune proposition clairement et distinctement, ayant trait à l'analyse des éléments qui la composent." La fonction de la raison - p.149

(13) " L'organisme est une unité de valeur émergente, une véritable fusion des caractères d'objets éternels, émergeant pour soi." Définition qu'il prolonge :

" Les choses durables sont donc le produit d'un processus temporel, alors que les choses éternelles sont les éléments nécessaires pour l'être même du processus." La science et le monde moderne - p.133

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